Hommage à Helen Harden-Chenut
L’historienne américaine Helen Harden Chenut s’est éteinte le 19 mai 2023 et a été inhumée au cimetière de Montparnasse le 8 mars 2024, journée internationale du droit des femmes.
Historienne des mouvements sociaux et pionnière de l’histoire des femmes en France et en Europe, Helen Harden Chenut a consacré l’essentiel de ses recherches à la bonneterie troyenne et multiplié les entretiens avec les bonnetières, syndicalistes ou simples ouvrières, entretiens qui constituent la base des archives orales de la bonneterie. Son initiative a inspiré et favorisé l’opération de collectage menée par les Archives départementales de l’Aube entre 2008 et 2011, et tout récemment mise en ligne.
En 2010, elle a publié, avec l’aide du Conseil général de l’Aube, Les ouvrières de la République. Les bonnetières de Troyes sous la Troisième République, traduction de La Fabrique du genre : culture de la classe ouvrière sous la IIIe République en France, édité aux Etats-Unis en 2005 et issu de sa thèse de doctorat soutenue à Paris en 1988 sur la formation d’une culture ouvrière féminine dans la bonneterie troyenne. Cet ouvrage majeur sur l’histoire des femmes auboises est consultable dans la salle de lecture des Archives départementales. Il peut également toujours être commandé via notre site Internet.
En hommage à sa mémoire, nous reproduisons ci-dessous le compte-rendu de l’ouvrage fait par Jean-Louis Humbert devant la Société académique de l’Aube en 2011.
Les ouvrières de la République. Les bonnetières de Troyes sous la Troisième République compte – rendu de l’ouvrage d’Helen Harden Chenut
par Jean-Louis Humbert, membre résidant
Mémoires de la Société académique de l’Aube, t. CXXXV, 2011, p. 187-191. Texte reproduit avec l’aimable autorisation de la Société académique de l’Aube.
Mes chers Collègues,
André Dolat, notre président m’a chargé de vous présenter l’ouvrage que vient de publier l’historienne américaine Helen Harden Chenut, intitulé Les ouvrières de la République. Les bonnetières de Troyes sous la Troisième République, paru en 2010 aux Presses universitaires de Rennes avec l’aide du Conseil général de l’Aube. Charge dont je m’acquitte bien volontiers, car notre Société se doit de rendre compte des publications qui intéressent notre département. Charge dont je m’acquitte encore plus volontiers puisqu’au fil de ses séjours à Troyes, Helen Harden Chenut est devenue une amie.
Helen Harden Chenut propose ici la traduction française de The fabric of gender : working class culture in third republic France, livre édité aux États-Unis en 2005, issu de sa thèse de doctorat soutenue à l’Université de Paris VII en 1988 (Formation d’une culture ouvrière féminine : les bonnetières troyennes, 1880-1939).
La traduction du titre fait disparaître l’une des spécificités de cet ouvrage d’histoire sociale qui est de s’inscrire dans le champ de l’histoire des femmes, champ apparu dans l’école historique française au début des années 1970, et dans celui de l’histoire du gender, terme et concept dus à des universitaires américaines et traduit en français par « genre » en 1988.
Dans la lignée des travaux de Michelle Perrot, novatrice historienne des femmes qui l’a encouragée tout au long de ses recherches, Helen Harden Chenut choisit en effet de centrer son étude sur le travail féminin. Cela lui permet « de rendre compte des inégalités professionnelles entre les hommes et les femmes, suite à la féminisation croissante de la main d’œuvre, et d’expliquer pourquoi l’on estimait que le travail de celles-ci n’avait pas la même valeur ».
L’histoire ouvrière du travail féminin occupe ainsi une large place dans l’étude. Lorsqu’elle débute ses recherches, Helen Harden Chenut fait partie de ces historiennes – les hommes sont peu présents – qui reconstituent le passé des femmes afin de surmonter une histoire officielle qui se conjugue exclusivement au masculin. Comme l’écrit l’historienne Arlette Farge, il s’agit bien alors « de déchirer le mur de l’oubli ». Puis, sous l’influence des gender studies américaines, il va s’agir de dépasser l’histoire des femmes au profit d’une histoire du rapport entre les hommes et les femmes, entre le masculin et le féminin, et de proposer comme horizon une lecture sexuée des phénomènes historiques.
Il ne suffit pas de dire que les femmes sont moins bien payées que les hommes, qu’elles n’ont ni pouvoir politique ni syndical, encore faut-il le prouver et expliquer pourquoi les bonnetières troyennes, ouvrières qualifiées ou non, sont systématiquement au second plan du processus industriel, alors que, à mesure que l’industrie de la bonneterie se développe, elles sont de plus en plus nombreuses : 51 % de la main d’œuvre en 1901, 61 % en 1921.
Dans sa démarche scientifique, Helen Harden Chenut développe trois stratégies de recherche appliquées à la temporalité, à l’espace et aux sources.
Elle examine l’histoire dans la longue durée en intégrant les années 1920 et 1930 à son étude et met ainsi en lumière les liens de continuité entre les revendications ouvrières avant et après la Grande Guerre.
Elle recourt à l’histoire locale de Troyes, capitale française et européenne de la bonneterie, car on y retrouve les traces d’une riche culture de la production textile et des archives abondantes. Pour autant, elle ne néglige pas le contexte national ou international et fait apparaître le tableau général à l’intérieur du microcosme local.
Enfin, elle innove dans le repérage comme dans la lecture des traces du passé. À côté des archives classiques, elle utilise les sources visuelles (réclames, photographies, films) pour comprendre les changements matériels et technologiques qui marquent le XXe siècle. Elle utilise aussi les sources orales en interrogeant des ouvrières qui étaient en activité pendant l’entre-deux-guerres, ce qui lui permet de saisir le quotidien, les aspirations et la complexité de la masse souvent anonyme de ces femmes, jeunes filles, épouses, mères de famille.
Au-delà du lieu de travail, Helen Harden Chenut peut ainsi élargir le cadre de son analyse de la culture ouvrière au foyer, à la coopérative, à la rue, aux fêtes communautaires et aux nouvelles formes de loisirs urbains. Ce faisant, elle donne à voir une histoire totale privilégiant certains thèmes : genre et classe, production et consommation, industrialisation et travail à domicile, culture politique et utopie.
Le livre s’ouvre sur le temps court de la grande grève de 1900, dont Helen Harden Chenut cherche ensuite à comprendre les tenants et aboutissants sur le temps long en observant la culture ouvrière dans la multiplicité de ses acteurs et de ses développements. Au terme de son analyse de 400 pages, émergent cinq idées-forces.
L’industrie bonnetière troyenne révèle un processus de transformation technologique et industrielle relativement tardif, partiel et discontinu. Il n’y a pas de transition nette entre la manufacture domestique et les usines fortement mécanisées, entre l’artisanat et la production industrielle à grande échelle, entre la production d’articles de base et celle d’articles de luxe. La mécanisation intensive aboutit vers 1900 à une certaine concentration de la main d’œuvre dans de grandes usines urbaines sans éliminer totalement le système du travail à domicile, idéal familial persistant dans la mentalité ouvrière mais aussi outil pour les fabricants-bonnetiers. Selon des logiques économiques, l’innovation technique est inégale et il en résulte un chevauchement des stades de développement. Le système de production troyen est par ailleurs marqué par une forte féminisation de la main d’œuvre pour la réalisation des tâches de confection.
Les rapports sociaux à Troyes se caractérisent par le comportement agressif des industriels (lockout lors des grandes grèves, rejet des syndicats, contournement des lois sociales censées protéger les droits des travailleurs) et la nature conflictuelle de leurs relations avec les ouvriers et les ouvrières. En l’absence de programmes sociaux, le paternalisme pratiqué par nombre de patrons s’appuie sur les liens de réciprocité – et donc de dépendance - qu’ils établissent entre eux et leurs ouvriers et qui aboutissent au rejet de la lutte des classes.
Le développement de la résistance ouvrière à ce que l’on nomme désormais les stratégies patronales d’ingénierie sociale amène la formation d’une contre-culture d’opposition et la fondation d’institutions ouvrières (syndicats, journaux, coopératives de consommation, Bourse du Travail), au service de la démocratie et de la solidarité. Dans les années 1930, après trois décennies de militantisme au travail, les ouvriers du textile renouent avec le socialisme électoral qu’ils ont pratiqué avant la Grande Guerre, du temps d’Étienne Pédron, et soutiennent par les urnes le Front populaire qui se propose de mettre en oeuvre par la loi les réformes sociales qu’ils demandent depuis si longtemps. La marginalisation des mouvements socialistes fait place à leur intégration et à leur place accrue dans la République.
La consommation apparaît comme une composante essentielle de la contre-culture ouvrière. Avec la création de la coopérative La Laborieuse, conçue comme une alternative au capitalisme marchand, les ouvriers prennent en charge leur existence matérielle. Progressivement, la coopérative étend ses activités au-delà de sa mission initiale - fournir des produits de première nécessité -, pour fonder une pharmacie mutualiste, une bibliothèque et proposer des loisirs. Les femmes qui, dans le milieu ouvrier, tiennent souvent les cordons de la bourse, sont encouragées à y faire leurs achats. En même temps, les biens matériels prennent une importance croissante pour les ouvriers dans leur quête d’égalité et de réussite sociale. Globalement, les ouvriers et les ouvrières troyens de la IIIe République bénéficient petit à petit d’une plus grande diversité de vêtements qui, même s’ils sont de moins bonne qualité, leur permet d’être à la mode et de s’intégrer avec plus d’aisance qu’auparavant dans la société.
Le développement de la résistance ouvrière à ce que l’on nomme désormais les stratégies patronales d’ingénierie sociale amène la formation d’une contre-culture d’opposition et la fondation d’institutions ouvrières (syndicats, journaux, coopératives de consommation, Bourse du Travail), au service de la démocratie et de la solidarité. Dans les années 1930, après trois décennies de militantisme au travail, les ouvriers du textile renouent avec le socialisme électoral qu’ils ont pratiqué avant la Grande Guerre, du temps d’Étienne Pédron, et soutiennent par les urnes le Front populaire qui se propose de mettre en oeuvre par la loi les réformes sociales qu’ils demandent depuis si longtemps. La marginalisation des mouvements socialistes fait place à leur intégration et à leur place accrue dans la République.
La consommation apparaît comme une composante essentielle de la contre-culture ouvrière. Avec la création de la coopérative La Laborieuse, conçue comme une alternative au capitalisme marchand, les ouvriers prennent en charge leur existence matérielle. Progressivement, la coopérative étend ses activités au-delà de sa mission initiale - fournir des produits de première nécessité -, pour fonder une pharmacie mutualiste, une bibliothèque et proposer des loisirs. Les femmes qui, dans le milieu ouvrier, tiennent souvent les cordons de la bourse, sont encouragées à y faire leurs achats. En même temps, les biens matériels prennent une importance croissante pour les ouvriers dans leur quête d’égalité et de réussite sociale. Globalement, les ouvriers et les ouvrières troyens de la IIIe République bénéficient petit à petit d’une plus grande diversité de vêtements qui, même s’ils sont de moins bonne qualité, leur permet d’être à la mode et de s’intégrer avec plus d’aisance qu’auparavant dans la société.
L’étude d’Helen Harden Chenut démontre enfin l’importance des rapports de genre pour la compréhension de la culture ouvrière troyenne en analysant finement la place des femmes sur le lieu de travail – l’homme au métier, la femme à la couture, alors même qu’elles utilisent de plus en plus des machines -, au sein de la communauté ouvrière – elles sont combatives pendant les grèves, mais ne sont guère reconnues par les syndicats et n’y adhèrent qu’en petit nombre - et dans la société. Elle relève ainsi l’évolution connue par le terme même de bonnetière. Alors qu’il désigne des ouvrières à la fois salariées et qualifiées, à l’image de la reine de la Fête de la Bonneterie de 1909, il est ensuite associé à la « fille d’usine » des années 1930. Leur statut social décline sérieusement dans ce qui apparaît – à ses yeux - un déni de qualification des travaux féminins.
Le livre d’Helen Harden Chenut concerne les Troyens, les Aubois et toutes celles et ceux qui souhaitent en savoir plus sur la ville industrielle, sur la bonneterie et sur la condition féminine sous la IIIe République, époque au cours de laquelle les femmes ont joué, avant même d’avoir des droits politiques, un rôle bien plus important qu’on ne le pensait. Il constitue d’ores et déjà un ouvrage de référence du fait de la rareté d’études aussi précises de la place des femmes dans le processus industriel. Il comble des lacunes dans la connaissance de cette période, réunit une somme d’informations jusque-là dispersées et, par la richesse des enseignements à en tirer, ouvre des perspectives de recherche.
Pour autant, il ne néglige pas les anecdotes significatives. Ainsi, quand l’ouvrière syndicaliste Suzanne Gallois décide de porter avant sa destinataire – Mme Louis Bonbon - la robe de rayonne dont elle a réalisé l’ourlet, elle « satisfait une petite vengeance », détourne un privilège réservé à la femme du patron et revendique pour elle-même le droit de porter les vêtements fabriqués à l’usine. Quand Mme Laborie, bobineuse de son état, explicite ses conditions de travail – la chaleur de l’atelier oblige à mettre juste une petite blouse par-dessus sa combinaison – elle témoigne de ce qui est à l’époque considéré comme de l’impudeur et révèle en même temps le grand écart existant entre la conception que les bobineuses ont de leur métier et l’image sociale dévalorisante qui est la leur (« Quand on parlait d’une bobineuse, on parlait d’une femme moins que rien, c’était moins qu’une prostituée »). Nul doute que ces anecdotes seront utilisées par Françoise Spiers qui adapte en ce moment le livre d’Helen Harden Chenut pour écrire une pièce de théâtre qui sera jouée au printemps 2012 par une jeune troupe de Pierrefitte, en banlieue parisienne, avant, peut-être, une représentation à Troyes.
De nombreux membres de notre Société ont apporté leur contribution à ce bel ouvrage d’histoire : André Boisseau, Jean Darbot, Jean-Louis Humbert, Claude Bérisé qui a généreusement prêté des photographies provenant de sa collection, Nicolas Dohrmann qui a mené à bien le projet de traduction en obtenant le soutien du Conseil général de l’Aube. Helen Harden Chenut ne les oublie pas dans ses remerciements. C’est tout à son honneur comme c’est tout à l’honneur de la Société académique de l’Aube de l’avoir accueillie tout à l’heure comme membre correspondante.
Je vous remercie de votre bienveillante attention.